Steely Dan “Aja”

Alors que le monde brûle d’urgence et d’impatience, Steely Dan construit patiemment son chef-d’œuvre, un étalon de la production soignée. Et nargue les punks : oui, parfois, prendre le temps de perfectionner chaque détail peut produire quelque chose de véritablement intemporel. “Aja” déroule ainsi une ambiance feutrée et sophistiquée, mêlant jazz élégant et grooves soyeux, où chaque note respire le raffinement. Une idée de la perfection.
En 1977, l’industrie musicale est en pleine ébullition : le punk déferle avec son énergie brute et son mépris des conventions, tandis que le disco envahit les pistes de danse avec son hédonisme flamboyant. Mais dans un coin feutré de Los Angeles, Donald Fagen et Walter Becker, les deux cerveaux de Steely Dan, évoluent à mille lieues de ces courants tumultueux. Reclus dans une bulle presque surnaturelle, ils composent et enregistrent “Aja”, un album qui se moque des modes et s’élève au-dessus des tendances comme une cathédrale sonore.
À ce moment-là, Steely Dan n’est plus un groupe au sens traditionnel. Fagen et Becker, insatiables perfectionnistes, ont réduit leur projet à un noyau dur, une machine créative où tout passe par eux. Ils ont délaissé les tournées, préférant se concentrer sur l’orfèvrerie sonore, et ont troqué l’énergie live pour le contrôle absolu du studio. “Aja” devient ainsi leur manifeste : un espace cosy où chaque note est pensée, pesée, mesurée, jusqu’à atteindre une précision clinique qui frôle l’obsession.
Dans un climat où la spontanéité semble triompher, Steely Dan choisit la sophistication extrême. Ils convoquent une armée de musiciens de studio – des virtuoses comme Wayne Shorter, Steve Gadd ou Larry Carlton – pour donner vie à leur vision. Chaque session est un rituel minutieux, où les prises se multiplient jusqu’à ce que l’alchimie parfaite soit atteinte. Ce processus, à la fois fascinant et démesuré, donne naissance à un album qui respire l’exigence, la maîtrise absolue, mais aussi la coolitude.
“Black Cow” ouvre le bal avec une ligne de basse ronde et moelleuse, tandis que Fagen murmure une histoire de désillusion amoureuse avec une nonchalance teintée de mélancolie. Puis vient “Aja“, la pièce maîtresse de l’album. Sur huit minutes hypnotiques, Wayne Shorter déploie un solo de saxophone aérien, tandis que Steve Gadd transforme son kit de batterie en un tourbillon de rythmes complexes. Chaque note, chaque silence est une leçon de contrôle, une ode à la recherche du sublime.
Au fil des pistes, “Aja” dévoile un univers feutré où se mêlent le raffinement du jazz, l’élégance du rock et la chaleur du soul, presque cinématographique. La musique semble flotter dans un espace suspendu. Les paroles, énigmatiques et poétiques, reflètent cette même sophistication : des fragments d’histoires, des instantanés de vies marqués par la nostalgie, l’ironie et une pointe d’amertume. “Deacon Blues“, par exemple, devient l’hymne des outsiders, une ballade douce-amère sur le rêve d’un héros solitaire dans un monde terne.
À sa sortie, “Aja” est un triomphe. Le public et la critique saluent cet ovni musical qui atteint des sommets dans les charts, sans jamais sacrifier sa complexité. Il décroche des Grammy Awards, se vend par millions, et pourtant, Fagen et Becker restent dans l’ombre, refusant les interviews et les projecteurs. Leur refus de partir en tournée pour promouvoir l’album ne fait qu’alimenter le mystère.
★★★★★
Steely Dan “Aja”, 1 CD (Universal), 1977
Black Cow / Aja / Deacon Blues / Peg / Home at Last / I Got the News / Josie