Television “Marquee Moon”

“Marquee Moon” est un territoire à explorer, une structure labyrinthique où chaque écoute révèle de nouveaux éclats sonores. Même si sa fiche signalétique indique 1977, c’est un album sans âge, pour une musique qui ne cessera jamais de grandir.
Alors que le punk rock éclate dans un chaos d’énergie brute et de nihilisme, Television débarque avec “Marquee Moon“, un album qui joue à contre-courant. Oubliez les trois accords expédiés à la va-vite, ici, tout est minutieusement travaillé, chaque note est pesée, chaque interaction entre les guitares est chorégraphiée.
Mené par Tom Verlaine (un pseudo hommage au poète et ami de Rimbaud bien sûr), un leader à la voix nasale et à l’allure austère, Television construit un album qui ressemble plus à un manifeste qu’à une simple collection de chansons. Le morceau-titre, “Marquee Moon“, dure plus de dix minutes et n’a rien à envier aux grandes pièces du jazz. Verlaine rêvait d’ailleurs d’enregistrer l’album avec Rudy Van Gelder, ingénieur légendaire derrière quelques uns des plus beaux enregistrements du label Blue Note. Le résultat est un maelström de guitares qui se parlent, s’entrelacent, tournoient comme dans un ballet hypnotique. L’ampleur musicale et la précision des arrangements font de chaque chanson une œuvre en soi, et malgré une production dépouillée, tout est d’une richesse harmonique impressionnante.
L’album tout entier est un concentré de tension et d’élégance. “See No Evil” et un “Venus” nue et non en fourrure, ouvrent l’écoute avec des riffs anguleux et une rythmique sèche, quasi-mathématique, tandis que “Friction” porte bien son nom : un rock tendu, dissonant, presque nerveux. “Elevation” et “Torn Curtain” plongent dans un univers plus introspectif, jouant avec des paroles ambiguës et des envolées instrumentales saisissantes. L’un des secrets de l’album réside dans le dialogue entre Verlaine et Richard Lloyd, qui ne joue pas la guitare rythmique traditionnelle du punk, mais construit des motifs complexes en écho aux solos inspirés de son partenaire. C’est ce qui distingue Television de la scène punk classique : ici, les morceaux respirent, les instruments se répondent, et l’improvisation n’est jamais bien loin.
La conception même de l’album est une anomalie. En plein âge d’or du punk explosif et immédiat, Television propose un rock cérébral, épuré mais ambitieux. La longueur des morceaux, l’obsession pour la mélodie et la structure donnent une impression d’intemporalité. On peut y voir des réminiscences du Velvet Underground, mais avec une approche plus technique et une précision chirurgicale dans l’exécution.
Sorti au mauvais moment pour toucher un large public, “Marquee Moon” est d’abord un disque pour initiés, rangé dans les bacs à soldes avant d’être redécouvert par une génération de musiciens fascinés par son intensité. The Strokes, The Rapture, et bien d’autres lui doivent une dette sonore inestimable. Aujourd’hui, il est unanimement salué comme l’un des plus grands albums de guitare de l’histoire du rock, un jalon incontournable qui influence encore ceux qui cherchent à dépasser les limites du format traditionnel du rock.
Television “Marquee Moon” (Elektra Records), 1977
See No Evil / Venus / Friction / Marquee Moon / Elevation / Guiding Light / Prove It / Torn Curtain
Écoute obligatoire :
- “Marquee Moon” : dix minutes d’ascension hypnotique et de virtuosité guitaristique. On pense que The Strokes l’ont beaucoup écouté avant leur premier album.
- “See No Evil” : pour l’attaque frontale, tranchante et percutante, comme peu de groupes savent en faire.
- “Elevation” : un morceau tendu, où la voix de Verlaine se mêle aux guitares fiévreuses. On pense que The Cardigans l’ont beaucoup écouté avant d’écrire “Lovefool”.
- “Torn Curtain” : une conclusion mélancolique et magistrale.