Aphrodite’s Child “666”

Aphrodite’s Child “666”

C’est l’histoire d’un disque né sous une mauvaise étoile, un disque maudit, un opéra-rock hallucinogène et prophétique, conçu dans l’excès et la folie d’un monde qui vacille. Album conceptuel sur l’Apocalypse de Saint-Jean, “666” est franchement à part, il fourmille d’expérimentations sonores et aurait pu tout autant s’appeler “La Divine Comédie” (Dante l’avait déjà pris, ballot) ou “Le Livre des Révélations selon Vangelis et Demis Roussos“.

En 1972, personne ne s’attend à ça de la part d’Aphrodite’s Child, ce groupe grec qui s’était fait un nom avec des pop-songs aux accents psychédéliques comme “Rain and Tears“. Mais avec “666“, Vangelis Papathanassiou (oui, celui dont vous avez entendu la musique dans tant de films), Demis Roussos et Loukas Sideras jettent leur passé par-dessus bord et se lancent dans un projet aussi ambitieux que suicidaire.

L’album est un double vinyle chaotique et visionnaire, où se croisent free jazz, rock progressif, expérimentations électroniques et improvisations psychédéliques. Un OVNI sonore qui semble préfigurer aussi bien les élans symphoniques de Vangelis en solo que les explorations krautrock les plus barrées. Chaque morceau est une marche vers le cataclysme : “The System” ouvre les hostilités avec une ironie glaciale, “Babylon” sonne comme une messe noire psychédélique, et “The Four Horsemen” (sans doute le morceau le plus connu de l’album) balance un groove implacable où la voix angélique de Demis Roussos se fait prophétique.

666 a ses charmes, mais c’est loin d’être un album facile. Il est rempli d’interludes bruitistes, de passages narrés hallucinés, de percussions tribales et d’échos en spirale. Le sommet de l’étrangeté est atteint avec “∞ (Infinity)“, ce morceau où la performeuse Irene Papas répète en boucle “I was, I am, I am to come” dans un orgasme guttural qui fait encore trembler ceux qui osent l’écouter au casque. C’est le point de rupture entre génie et délire mystique.

Le chaos de “666” ne se limite pas à sa musique : l’enregistrement est un enfer logistique, marqué par des tensions entre les membres du groupe et leur label, Mercury Records, qui ne comprend rien à ce qu’ils sont en train de créer. L’album met deux ans à sortir, et quand il arrive enfin dans les bacs en 1972, Aphrodite’s Child n’existe déjà plus. Vangelis part vers les sphères électroniques et cinématographiques, Demis Roussos vers la variété grandiloquente. 666 reste comme une anomalie, une pierre angulaire du rock progressif et expérimental, célébrée tardivement par les diggers et les avant-gardistes.

En 2025, “666” sonne toujours comme une œuvre hors du temps, un disque qu’on n’apprivoise jamais totalement. Trop dense, trop ample, trop insensé pour rentrer dans une case. Mais une chose est sûre : une fois qu’on l’a écouté, on ne l’oublie jamais.

★★★★★

Aphrodite’s Child “666”, 1972

The System / Babylon / Loud, Loud, Loud / The Four Horsemen / The Lamb / The Seventh Seal / Aegian Sea / Seven Bowls / The Wakening Beast / Lament / The Marching Beast / The Battle of the Locusts / Do It / Tribulation / The Beast / Ofis / Seven Trumpets / Altamont / The Wedding of the Lamb / The Capture of the Beast / ∞ (Infinity) / Hic et Nunc / All the Seats Were Occupied / Break

Alain Cattet