Cocteau Twins “Heaven or Las Vegas”

Un mirage sonore ou une prière pop venue d’ailleurs ? “Heaven or Las Vegas” ne s’écoute pas, il se dissout dans l’air, s’évapore sous nos doigts. En 1990, les Ecossais échappent aux étiquettes et sculptent leur propre galaxie, entre rêve éveillé et vertige mélancolique.
Même après des dizaines d’écoutes, à fond, au casque, sur du bon matos ou sur un téléphone, chez soi, loin de chez soi, etc. difficile de savoir où commence “Heaven or Las Vegas” et où il s’arrête. Il ne se lance pas, il s’éveille. C’est un disque qui ne s’écoute pas, mais qui vous engloutit, vous absorbe, vous berce et vous trouble. Il flotte au-dessus du sol, miroir trouble où se reflète une pop irréelle, baignée de reverb, de guitares vaporeuses et la voix magnifique et émouvant de Liz Fraser, qui s’élève comme un chœur d’anges célestes.
En 1990, Fraser, Guthrie et Raymonde ne sont plus vraiment un groupe underground, mais ils n’ont pas signé chez la major Fontana et on ne peut pas imaginer l’impact qu’ils ont aujourd’hui sur la musique puisqu’ils sont le groupe préféré de ton groupe préféré. Ils appartiennent alors déjà à une autre dimension de la pop music et de l’indie, hors du temps et des classifications. Trop éthérés pour être assimilés à la scène rock, trop organiques pour être considérés comme purement électronique. Ils sont leur propre genre, leur propre galaxie.
Le songe d’une autre réalité
“Heaven or Las Vegas” est un album paradoxal. À la fois aérien et dense, lumineux et mélancolique, onirique mais viscéral. Elizabeth Fraser chante dans une langue qui n’existe pas vraiment, une suite de syllabes tantôt intelligibles, tantôt totalement abstraites. Elle murmure, caresse, s’élève, puis redescend en vol plané. Une voix d’une beauté surréelle, qui dépasse le sens des mots.
Le morceau-titre est l’une des plus grandes réussites du groupe. Un flot continu d’émotions pures, où la voix de Fraser semble traverser des milliers de couches de son pour atteindre quelque chose de plus grand, de plus profond. Une prière pop venue d’un autre monde.
Les guitares de Robin Guthrie, elles, ne sonnent pas comme des guitares. Elles créent des nappes, des textures, des halos de lumière. Elles sont partout et nulle part à la fois. C’est un album qui ne repose pas sur des riffs, mais sur des couleurs sonores. “Cherry-Coloured Funk”, qui ouvre l’album, pose tout de suite ce décor : un nuage en suspension, un rêve éveillé. Mais derrière cette brume enchantée, la noirceur affleure. Guthrie lutte contre l’addiction, Fraser traverse une période de fragilité émotionnelle, et pourtant, ce chaos intérieur se transforme en musique d’une pureté absolue.
Un chef d’oeuvre hors du temps
Si “Treasure” (1984) et “Blue Bell Knoll” (1988) avaient déjà prouvé que Cocteau Twins étaient capables de repousser les limites du langage et du son, “Heaven or Las Vegas” est leur aboutissement. Leur album le plus direct, le plus limpide, mais aussi le plus émouvant. Il restera leur sommet, leur disque définitif. Après ça, le groupe tentera encore d’avancer, mais le mystère commencera à se dissiper. L’enchantement ne sera plus aussi intact.
Mais “Heaven or Las Vegas” ne s’est jamais fané. Trente ans après, il reste un miracle sonore, un disque qui s’échappe dès qu’on croit le saisir. Un album qui ne s’explique pas, mais qui se ressent dans chaque cellule du corps, comme une brise chaude sur la peau, comme un souvenir d’un rêve qu’on n’arrive plus à retrouver.
★★★★★
Cocteau Twins “Heaven or Las Vegas”, 1 CD (4AD), 1990
Cherry-Coloured Funk / Pitch the Baby / Iceblink Luck / Fifty-Fifty Clown / Heaven or Las Vegas / I Wear Your Ring / Fotzepolitic / Wolf in the Breast / Road, River and Rail / Frou-Frou Foxes in Midsummer Fires